Antoine Resche, président de l’AFT, 9 août 2025
Nous avons appris la publication il y a quelques jours du rapport d’enquête des US Coast Guards sur la disparition du Titan, rendu le 5 août dernier par Thomas F. Whalen et Jason D. Neubauer. Un gros document de 335 pages que ceux qui ne sont pas effrayés par l’anglais et le jargon technique et juridique peuvent librement consulter ici. À l’heure où j’écris ces lignes, il ne m’a pas encore été possible d’en lire l’intégralité, mais les conclusions (à partir de la page 317) sont nettes, et rejoignent celles exposées récemment dans le documentaire Netflix Titan, le naufrage d’OceanGate mis en ligne il y a quelques semaines.

Les conclusions du rapport analysent à la fois les causes du drame (section 6.1), les responsabilités et défaillances éventuelles des garde-côtes (6.2 et 6.3), les possibilités de poursuites judiciaires (6.4 et 6.5), les recommandations pour une évolution de la législation (6.6, détaillées en partie 8) et les observations sur des défaillances qui ne sont pas responsables de l’accident (6.7). Pour comprendre le drame et ses causes, l’analyse de la partie 6.1 est donc prioritaire.
Il ressort que le Titan a implosé des suites d’une défaillance structurelle de la coque, qui a imposé aux occupants du submersible une pression de 4 930 psi, résultant en leur mort instantanée. La perte de communication a eu lieu le 18 juin 2023 à 10 heures 47, alors que le Titan se trouvait à 3 346 mètres de profondeur. La cause précise de la perte d’intégrité de la coque n’a pas pu être déterminée à partir des débris, mais les enquêteurs supposent qu’elle est venue soit du joint adhésif entre le dôme d’observation et la partie en titane de la coque, soit de l’avant de la partie en fibre de carbone.
L’enquête montre que les expérimentations sur la solidité et la durabilité de la coque n’avaient pas été assez approfondies, et que les risques n’avaient pas été assez évalués. En particulier, la question de la durabilité de la structure en fibre de carbone n’a pas été assez sérieusement étudiée. Les dispositifs permettant de repérer d’éventuelles défaillances n’étaient également pas suffisants. Le rapport relève qu’à de nombreux points de vue, la conception de la coque en fibre de carbone contenait de nombreuses défaillances, qui se sont aggravées avec le temps.
Facteur aggravant et engageant encore plus nettement la responsabilité d’OceanGate, la société a poursuivi ses opérations après plusieurs événements susceptibles d’avoir fragilisé la coque sans assurer une inspection digne de ce nom. En particulier, durant l’expédition de 2023, faute de moyens, le Titan devait être en permanence conservé sur une barge qui ne permettait pas de réaliser des inspections précises ou d’enlever l’habillage du submersible pour en examiner la structure. Est également relevé un incident grave lors de la plongée 80, qui aurait dû susciter une étude approfondie. OceanGate ne disposait pas de l’expertise pour la mener, et n’a pas sollicité de tierce partie compétente. D’autre part, la principale méthode à laquelle la société se référait pour étudier l’état de la coque était un système enregistrant les sons produits par celle-ci (des claquements produits par les déformations subies par la fibre de carbone). La montée en intensité de ceux-ci devait indiquer un danger ; or, le rapport souligne (6.1.1.6.2) que même ces signaux clairs n’ont pas été pris en compte.
Le rapport souligne que tous ces facteurs ont été aggravés par la culture d’entreprise, qualifiée de toxique, qui a conduit à l’exclusion de personnels importants manifestant des inquiétudes. Est relevé un grand décalage entre les précautions supposément prises selon les écrits de l’entreprise et ses actions réelles. Il est souligné qu’OceanGate, et particulièrement Stockton Rush, ont délibérément créé un faux sentiment de sécurité en exagérant le nombre de plongées d’essai et en donnant des informations fallacieuses sur les dispositifs de sécurité. Ce caractère mensonger se retrouve également dans la volonté de contourner les législations et de refuser les certifications officielles. Ainsi, les passagers étaient officiellement désignés comme des « mission specialists », créant l’illusion qu’ils faisaient partie de l’équipe scientifique et technique, ce qui permettait de ne pas avoir à appliquer des règles s’appliquant aux navires transportant des passagers. Ces « mission specialists », qui plus est, devaient parfois accomplir des tâches techniques importantes (fermeture du dôme, en particulier), sans réelle formation adéquate.
Des pratiques trompeuses étaient également fréquentes : la compagnie ne faisait signer la décharge (contenant mention de risques mortels) qu’après avoir reçu le paiement, et ne répondait aux questions détaillées qu’à l’embarquement, créant un effet d’engagement qui devait minimiser les renoncements et remboursements qui viendraient avec. L’entreprise faisait d’ailleurs tout son possible pour ne pas avoir à dédommager les passagers en cas d’annulation des plongées, et n’avait pas de trésorerie séparée pour les fonds avancés par ceux-ci, qui venaient directement combler les pertes et n’étaient donc pas disponibles pour un remboursement. Sensible à la réputation de l’entreprise, Rush s’est donc potentiellement retrouvé à devoir mener des plongées non-sûres pour ne pas multiplier les annulations, et a sciemment menti concernant l’annulation de l’expédition 2019. Celle-ci était due à une défaillance de la coque, mais a été présentée comme résultant du désistement d’un navire de soutien.
La situation financière de la compagnie a également entraîné des rognages sur les coûts. En 2022-2023, faute de moyens, le Titan n’a pas eu de stockage adapté et est resté en extérieur, dans l’hiver canadien, alors que sa coque était sensible au froid. Par souci d’économie, il a été décidé d’affréter un navire de soutien moins adapté, le Polar Prince, ce qui nécessitait de conserver le Titan sur une barge ne permettant pas son examen détaillé. Le départ de nombreux personnels qualifiés de l’entreprise a également conduit à se reposer sur des employés sous-qualifiés, des contractants extérieurs et les « mission specialists » eux-mêmes, ce qui a encore nui à la sécurité. Enfin, le fait que Rush ait dû assurer la survie de l’entreprise par d’importants emprunts personnels a pu entraîner des prises de risque supplémentaires durant l’expédition 2023.

Le rapport relève également (section 6.2) que si Stockton Rush avait survécu, il aurait été possible de suspendre son habilitation à commander le Titan, d’autant qu’il l’utilisait hors de son cadre légal, normalement limité à des eaux intérieures. Il est également souligné que si OceanGate n’avait pas mis définitivement fin à ses opérations, une enquête sur de nombreuses violations aurait été ordonnée pour fraude, négligence et défaillances, notamment concernant les règles de transport de passagers. La section 6.5 souligne la responsabilité toute particulière de Rush, à la fois comme CEO d’OceanGate et comme commandant du Titan, et indique que s’il avait survécu, il aurait été recommandé de demander au Département de la Justice de mener sa propre enquête pour charges criminelles.
La section 6.7, qui cite des défaillances qui ne sont pas des causes directes du drame, attire l’attention sur deux points. Premièrement, il est relevé que si, au vu du drame instantané, les gardes-côtes n’auraient rien pu faire pour sauver des vies, ils ne disposaient de toute façon d’aucun moyen d’intervention. Il est notamment indiqué que si, comme on a pu le craindre avant la découverte des débris, le Titan s’était coincé sur le site de l’épave (comme cela avait failli arriver lors d’une de ses plongées près de l’Andrea Doria), les moyens d’intervenir avant épuisement des réserves d’oxygène n’auraient probablement pas été disponibles. D’autre part, le rapport souligne que les règles des Coast Guards concernant les ORV (vaisseaux océanographiques de recherche) sont trop vagues et ont permis à OceanGate d’exploiter des ambiguïtés. Le rapport incite donc à renforcer la législation.
En conclusion, on ne peut que déplorer la légèreté avec laquelle ont été conduites les opérations d’OceanGate, légèreté qui était perceptible bien avant le drame. Nous sommes nombreux à avoir dit bien avant les premières plongées du Titan que l’affaire s’annonçait comme une « usine à gaz », mais bien peu auraient anticipé le drame. Le documentaire Netflix récemment diffusé donne d’ailleurs la parole à plusieurs plongeurs expérimentés maintes fois descendus sur l’épave, qui avaient formulé des avertissements et anticipé les risques. Il est regrettable que, par une honorable et intense passion, Paul-Henri Nargeolet se soit perdu dans cette désastreuse aventure : les témoignages de ses collègues montrent qu’il était conscient du caractère quasi-sacrificiel d’une telle opération, qu’il acceptait du fait de son grand âge. On ne peut cependant s’empêcher de penser que, ce faisant, et probablement bien involontairement, PH a renforcé le sentiment de fausse sécurité des passagers du Titan.
La conduite de Stockton Rush est, en revanche, au-delà de toute excuse possible. Comme le montrent les témoignages de ceux qui ont travaillé avec lui, il est un représentant indigne d’une culture libertarienne bien ancrée dans certains milieux d’affaires américains et qui, malheureusement, essaime par chez nous. Celle du refus de toute législation, de toute évaluation et de tout respect des règles, ces dernières étant supposées brider l’innovation. OceanGate justifiait ainsi la totale non-certification de son submersible, dans une note de blog publiée en juillet 2019 (et aujourd’hui supprimée, évidemment) par le fait que les normes ne suffisaient pas à garantir la sécurité. Cela reviendrait à refuser d’attacher sa ceinture en voiture au prétexte qu’il arrive de mourir même en la portant. Cette philosophie libertarienne se caractérisait chez Rush par une volonté de rejoindre le panthéon de grandes figures de supposés (et souvent autoproclamés) « génies de la tech » à l’image d’Elon Musk et Jeff Bezos qu’il qualifiait de « big swinging dick » (« ceux qui balancent leur grosse bite »). C’est toute une philosophie qui est résumée ici, où l’apparence du génie suffit à satisfaire les médias jusqu’au drame, et où la communication vient camoufler les échecs : c’est ainsi que lorsque ses fusées explosent à répétition, Musk parle de « désassemblage rapide imprévu ». qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !
Espérons donc que les morts du Titan rappelleront que, dans un monde de l’entreprise qui cherche souvent à rogner sur les coûts, seule la législation, rigoureuse et ferme, peut protéger. On peut d’ailleurs rappeler que, contrairement à une idée reçue, le Titanic respectait et surpassait les normes de son temps ; lui.
Merci pour cet article. C’est très grave ce qui est dit dans ce rapport. Stockton Rush à agit en pleine conscience des risques encourus, trompant les uns, abusant des autres, au détriment de la législation et sans respect pour les personnes de son entourage professionnel qui l’avaient mis en garde. Ce projet a été tué dans l’œuf. Condamné dès le départ par son propre créateur…